L’autre jour je suis rentré chez mes parents. J’ai demandé à ma maman de rapiécer pour la énième fois mon vieil habit dominicain. Elle m’a fait toute une scène : « Tu ne peux pas porter ça, encore moins alors que tu vas accueillir les nouveaux frères novices ! » Elle n’avait pas tort. Mais un habit usé est un habit porté, le mien a plusieurs milliers de kilomètres au compteur, dont une partie effectués à pied sur les routes de France. Il est difficile de se garder sans tache, lorsque l’on circule au milieu du monde. Si je n’avais porté mon habit qu’à l’église, il serait sans doute un peu trop blanc pour être vrai. Et puis, devons-nous attacher tant d’importance à notre aspect extérieur ?
D’un côté non. Nous, chrétiens, devrions être libres des contraintes de l’apparence. C’est seulement l’intérieur qui compte. Pourtant, avouons-le, se présenter à la vestition des nouveaux frères avec un habit dont la surface des pièces raccommodées surpasse celle du tissu original n’est pas forcément bonne idée. Ce serait un manque de respect, un mauvais exemple.
Car l’exemple doit se voir. L’intérieur se reflète à l’extérieur, aussi l’extérieur donne à voir l’intérieur. Tout est une question de sens, dans tous les sens du terme. Certes, mettre un habit neuf et propre ne fera pas de moi un bon dominicain. Les jeunes postulants vont bientôt le comprendre. Revêtir la tunique, le scapulaire et le capuce, armé du rosaire noué à la ceinture ne change… rien. Pourtant ça change tout. Ça ne change rien, parce que l’habit ne rend pas automatiquement saint et parfait. Encore moins intelligent. Au mieux, faites-moi confiance, il cache quelques rondeurs, et il donne l’illusion d’une certaine candeur. Mais le plus grand pécheur revêtu de l’habit reste pécheur, et il le demeurera s’il ne se convertit pas. Mais ça change tout. Parce que l’habit peut nous pousser à la conversion. Nous rappeler notre promesse, celle des vœux que nous avons prononcés, le propos fondateur de l’Ordre, le Christ qui nous appelle à le suivre, sa Gloire qui nous attend dans les Cieux.
Nous avons besoin de signes, sans lesquels nous ne pourrions survivre. Depuis le langage en passant par les maths, la science, la peinture et la musique tout est codé, signé, dans notre monde. on se tromperait radicalement en pensant que notre relation à Dieu ferait exception. Comme toute relation dans laquelle nous nous engageons, la relation au Seigneur demande signes et symboles, pour se construire et s’épanouir.
Les vêtements que je porte, l’autel derrière moi, les chants… Certains pensent sans doute qu’il y en a trop, d’autres pas assez. Plus d’encens, moins de latin, que sais-je. Le fait est que les rites évoluent, comme Jésus le rappelle aujourd’hui. A vrai dire, Jésus ne condamne pas la pratique en soit des pharisiens. Il ne dit pas qu’il faut arrêter de se laver les mains avant de manger, fort heureusement. Mais il dénonce la perte de leur signification. Quand on a oublié ce que le rite voulait nous dire, on le fait parler autrement, pauvrement. Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.
Jésus dit : « Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu,
pour vous attacher à la tradition des hommes » Jésus ne nie pas que Dieu donne des commandements. Il n’est pas contre les rites. C’est bien lui en son Église qui institua l’eucharistie et les autres sacrements comme signes efficaces de sa présence parmi nous. Mais il nous met en garde. Il ne suffit pas de pratiquer ces usages, ces rites, et même ces sacrements. Puisqu’ils sont « notre sagesse et notre intelligence », il faut sans cesse s’en rappeler le sens. Pour ne pas réduire ces rites, qu’ils soient des sacrements ou non, à la petite idée, pas forcément fausse d’ailleurs, que l’on peut s’en faire – l’eucharistie est un repas qui nourrit, le baptême est un bain qui purifie, la prise d’habit est une nouvelle étape dans ma vie. Il faut en découvrir toute la richesse et la profondeur, qui dépassent de très loin ce que l’on pouvait imaginer.
Notre père Saint Dominique a fondé son Ordre précisément pour cela. Pour que les disciples du Christ que nous sommes tous ici puissent retrouver le sens des commandements de Dieu. Dominique s’est battu contre la gnose, cette théorie vieille comme le monde, et encore très séduisante aujourd’hui, qui coupe le signe de sa signification, de son histoire et de sa visée et qui fait du rite un absolu, le confondant avec une formule magique, un secret bien gardé à transmettre à quelques initiés. Telle technique de méditation appliquée à la lettre qui vous délivrera de vos malheurs. Telle prière à répéter mécaniquement qui vous garantit le salut. Intemporel, désincarnée, la vérité se transmettrait ainsi d’esprit d’élite à esprit d’élite, la gnose prend l’homme pour un pur esprit, détaché de tout, étranger au monde.
En fidèle disciple de Dominique, Saint Thomas d’Aquin écrit : « Un sacrement est un signe qui remémore la cause passée, la passion du Christ ; manifeste l’effet de cette Passion en nous, la grâce ; et qui prédit la gloire future ». Tout sacrement s’enracine donc dans l’histoire du Christ, qu’il faut connaître, il nous prépare à la Gloire des Cieux qu’il faut espérer et nous donne la grâce qu’il faut accueillir et cultiver.
Il va donc falloir que je m’occupe de mon habit, parce que je ne veux pas passer pour un gnostique, complétement déconnecté des réalités présentes. Pour garder un habit digne, il faudra que j’en change. Ainsi ce signe pourra parler aux petits nouveaux, comme aux vénérables anciens. Saint Antoine, père des moines, disait : chaque jour, je commence. Eh bien, commençons ensemble !
frère Franck Dubois, O. P.