Homélie du 5e dimanche de Carême – 21 mars 2021 – fr Franck Dubois

« Nous voudrions voir Jésus ». Et moi aussi. Je me mettrais bien dans la queue à la suite de ces Grecs qui veulent voir le Christ. On ne sait pas pourquoi : curiosité ou foi ? On verra bien s’ils suivent jusqu’au bout le programme dressé par Jésus. Il va falloir le suivre pas à pas, du côté des souffrances et de l’obéissance pour découvrir toute l’ampleur de son mystère. Jusqu’ici ils l’avaient vu qui guérissait les malades, qui prêchait le repentir et le pardon. Mais ils n’ont pas tout vu. Il manque l’essentiel : suivre Jésus dans sa descente, presque sa dégringolade de sa Passion à sa mort sur la croix et même sa descente aux enfers. Pour mesurer toute la hauteur de sa gloire, à la résurrection.

Bien sûr, cela nous intéresse moins. Un homme qui meurt, comme Jésus, c’est commun. Et puis, cela risque surtout de discréditer Jésus : un homme qui meurt, ce n’est pas Dieu. C’est pour cela qu’une voix vient du Ciel : attention, tout ce qui va suivre fait partie de la glorification ! C’est comme si le Père nous disait : « Ce n’est pas parce que Jésus va se rapprocher de vous qu’il va s’éloigner de moi. »

Parce que Jésus ne sera jamais aussi proche de nous que dans son dernier combat. Avez-vous jamais guéri quelqu’un, ou expulsé des démons, avec le naturel de Jésus ? Sans doute pas. Mais cependant vous avez, très certainement, déjà souffert, ou connu la trahison. Vous savez ce qu’il en coute d’obéir aux moments difficiles. Et puis, désolé de vous le rappeler, mais vous mourrez bien un jour et vous avez déjà vu mourir, des proches, des parents des amis. Et ce fut sans doute un arrachement.

Combien de fois ne s’est on pas dit, face à la maladie, la mort, les coups durs : « Comment Dieu peut-il laisser faire cela ? » Combien de fois a-t-on senti Dieu déserter ces déserts dans lesquels les pires circonstances de nos vies nous ont plongées. Certes, on peut rester toute sa vie comme les Grecs, qui ne voient de Jésus que la surface sympathique, celle qui nous débarrasse du péché et du mal en un coup de mains imposées, d’exorcisme proféré. Mais cette vision tronquée de Jésus ne tient pas la route, dès que nos vies nous plongent dans la moitié ténébreuse de nos existences. Quand le mal nous envahit et l’on se demande où est passé le Bon Dieu. Parce que l’on ne peut pas l’imaginer là, avec nous, en train de pâtir lui aussi. On le chercherait en vain dans les cieux, alors qu’il plonge avec nous aux enfers.

Voilà pourquoi il faut oser regarder le Christ s’enfoncer lui aussi dans la mêlée, dans le combat qui nous est si familier contre l’adversité. Il faut se rappeler la guerre menée par Jésus contre le mal, toute sa vie durant. Une guerre qu’il n’a pas conduite de l’extérieur, sagement assis à son poste de commandement, mais qu’il a combattue parmi ses troupes. Parce qu’il savait bien qu’après sa mort, et même après sa résurrection, la guerre contre le mal n’allait pas s’arrêter. Satan est en sursis, certes, mais il mort encore, plus lâchement qu’il se sait mortellement atteint. La bête se bat avec l’énergie du désespoir dans l’illusion d’une victoire qui lui est impossible. Oui, Jésus a vaincu la mort, à Pâques. Oui il nous ouvre la voie du Salut. Mais en attendant il s’est battu toute sa vie contre le mal. Et il veut que nous le suivions au combat. « Là où je suis, là aussi sera mon serviteur ».

Je ne suis pas certain qu’on puisse toujours dire « Dieu permet tel mal » avec l’idée qu’il nous teste pour je ne sais quelle raison à coup d’épreuves envoyées ou permises. Je pense plutôt que Jésus nous veut avec lui dans la mêlée, serviteur du même combat que lui, le combat ultime contre tout mal et contre la mort. Le mal s’impose, avec toute sa laideur, et il n’est pas lieu d’échafauder quelle théorie sur sa cause ou sa raison. Aujourd’hui, alors que nous allons entrer bientôt dans les jours saints, Dieu nous appelle à la croisade, il nous réquisitionne. Et c’est en obéissant à Jésus dans l’appel qu’il nous lance à nous jeter avec lui dans la lutte, que nous serons sauvés. Pas sans combattre. Pas sans souffrir, avec « cris et larmes », comme lui, avec doutes et découragements, comme lui, avec chutes et relèvement, comme lui.

Alors bien sûr on aura envie dans ces moments-là de déserter, comme lui. De quitter le terrain. De maudire de Dieu, trop discret, jamais là quand il faut. De ne pas se battre. Mais a-t-on idée que même alors, nous sommes tout proche de Jésus. Rappelez-cous son cri : « Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? » L’entendez-vous qui veut aussi quitter le navire ! Un temps il contemple le vil soulagement de la lâcheté. Mais il se reprend aussitôt : « Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci !» Quand on a envie de fuir, comme Jésus, c’est là que ça devient intéressant. Quand nous arrivons nous aussi à « cette heure » qui n’est pas exactement une partie de plaisir, c’est à ce moment là que Jésus compte sur nous pour tenir bon, parce que notre persévérance dans la foi, dans la foi aveugle, dans la foi absente peut-être, fera des merveilles et des miracles. C’est à notre volonté de prendre le relai quand les sentiments nous abandonnent. On n’a pas idée de ce qu’une volonté humaine peut faire et peut mériter de grand et de beau, lorsqu’elle tient ferme au milieu de la nuit noire.

Lorsque notre prochain souffre, meurt peut-être et qu’à vues humaines il n’y a plus rien à faire. Lorsque l’on sait que le pire va arriver pour nous ou nous proche. Là, justement, c’est le moment de prier et non pas de laisser à l’adversaire carte libre pour occuper le terrain ou gagner une bataille. C’est trop facile pour lui, et on ne veut pas lui faciliter la vie. Etre compagnon d’arme du Christ, c’est être, littéralement, compagnon d’agonie (puisque agonie veut dire combat). C’est laisser pour plus tard la consolation et l’apitoiement sur soi-même, les doutes sur Dieu et les « pourquoi le mal ?» et le reste, pour participer comme on peut à jeter hors de ce monde le prince de ce monde. Chaque minute de sursis que vie la bête immonde et une minute de trop. Chaque fois que notre détermination pourra lui barrer la route, c’est une victoire qui s’ajoute à la gloire divine.

Tout cela est difficile, douloureux. Mais dites-moi, laquelle de nos vies n’est pas marquée par la douleur ou le combat ? Et pourquoi faire comme si Jésus ne participait pas à ces moments-là aussi ? La vérité, c’est qu’à cette heure décisive, celle du combat, Dieu opère en nous avec sa main vigoureuse. De son doigt tout puissant et de ses mots de feu il grave sur notre cœur lacéré dans sa chair sa loi divine et sainte. C’est au prix du combat que Dieu fait chair en nous, pour y laisser à jamais sa marque vivante et sûre.

Courage, c’est l’heure du combat. Nous n’avons plus rien à perdre parmi les hommes, et de Dieu, tout à attendre.

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